Un shaker, un blouson et des rêves : bienvenue dans Cocktail
En 1988, un jeune homme au sourire désarmant et au blouson toujours bien ajusté débarque sur les écrans et derrière un comptoir : Brian Flanagan, incarné par un Tom Cruise en pleine ascension, secoue des bouteilles en rythme et fait danser les verres comme un acrobate. Le film Cocktail, réalisé par Roger Donaldson, ne se contente pas de raconter une histoire de bartender ; il met en lumière tout un univers — flamboyant, mystérieux et sensuel — celui des bars à cocktails, de la mixologie et du rêve américain liquide.
Mais si on dépasse les cascades de bouteilles et les envolées de patrons en transe, que nous dit vraiment Cocktail ? Comment ce drame romantique a influencé la culture des bars à la fin des années 80, et même au-delà ? Installons-nous au comptoir, verre à la main, et remontons le temps pour explorer l’impact de ce film culte dans l’histoire des spiritueux… et de ceux qui les servent.
Une histoire entre ambition, alcool et poésie de bar
Brian Flanagan, fraîchement démobilisé de l’armée, rêve de réussir dans les affaires à New York. En attendant de décrocher LE job de ses rêves, il accepte de travailler comme barman dans un bar new-yorkais. C’est là qu’il fait la connaissance de Doug Coughlin, un mentor fantasque aux maximes philosophiques bien trempées : « L’argent va à l’argent » ou encore « L’alcool est l’ennemi, et l’ennemi noie les chagrins, sauf que les chagrins savent nager ». Des phrases aux faux airs de proverbes de comptoir, mais qui rythmeront les soirées de toute une génération.
Entre New York et la Jamaïque, histoires d’amour et rivalités professionnelles, Cocktail tisse un récit initiatique. Mais ce n’est pas tant le scénario qui retient notre attention que ce qu’il représente : un miroir pop de la scène mixologique naissante et déjà flamboyante. Car à travers les chorégraphies de shakers et les vers frappés de Brian, c’est un mode de vie qui s’installe sur grand écran. Et cela ne passera pas inaperçu.
Quand le cinéma s’invite derrière le bar
En 1988, le bar n’est pas encore cet espace de haute gastronomie liquide qu’il deviendra quelques décennies plus tard. Le métier de bartender reste souvent cantonné à un rôle d’appoint, pas franchement mis en lumière. Cocktail change la donne. Soudain, être barman, c’est posséder une scène, un style, une philosophie de vie. Et si les puristes de la mixologie rollent des yeux devant les acrobaties un peu trop théâtrales des protagonistes, ils ne peuvent nier l’impact du film sur la culture populaire.
La flair bartending — cet art du show derrière le comptoir — explose. Jonglage de bouteilles, sauts de bouchons, jets de glaçons aéronautiques : les performances deviennent des spectacles et les bars, des arènes. Brian Flanagan n’est certes pas un mixologue pointilleux, mais il rend la création de cocktails attirante, sexy, presque mystique.
La bande-son d’une génération (et d’un happy hour)
Impossible de parler de Cocktail sans évoquer l’inoubliable bande-son, dopée par le tube « Kokomo » des Beach Boys. Ce cocktail de notes chaleureuses, de steel drums langoureux et de chœurs nonchalants évoque tout de suite les vacances permanentes, les climats tropicaux et les bars de bord de mer où la vie semble infiniment plus douce. Le cinéma agit ici comme un vecteur d’évasion et ce « goût du paradis » va inspirer quantité de bars exotiques aux quatre coins du monde.
La Jamaïque, où Brian passe un été à shaker son charme au bord de l’eau, devient un fantasme cinématographique. Avec elle, toute une imagerie du cocktail tropical — mojitos, piña coladas, daïquiris — devient mainstream. Vous n’imaginez pas le nombre de bars à thème des années 90 qui se sont décorés en pseudo-plages grâce au succès de Cocktail !
Cocktail et la naissance du bartender en vedette
Avant Cocktail, on allait au bar pour boire. Après Cocktail, on va aussi pour voir. Le barman devient une figure à part entière, un personnage charismatique, à mi-chemin entre l’artiste, le confident et le showman. En somme, un alchimiste moderne.
Les grandes figures de la mixologie actuelle, de Dale DeGroff à Marian Beke, reconnaissent d’ailleurs que le film, bien qu’un brin caricatural, a planté l’idée que l’art du cocktail mérite d’être regardé différemment. La notion d’« expérience cocktail » commence à émerger. L’apparence, le rituel de préparation, l’histoire racontée avec le verre deviennent aussi importants que le goût lui-même.
On assiste alors à une lente mais certaine explosion du cocktail haut de gamme, y compris en France. Oui, même dans nos bistrots, l’art du shaker commence à s’introduire, parfois maladroitement, avant de devenir une discipline à part entière au cœur de nos grandes villes.
Petites vérités et grosses erreurs
On ne va pas se mentir : pour un œil affûté comme celui d’un bartender chevronné ou d’un passionné de mixologie, Cocktail c’est aussi un festival d’erreurs techniques.
- Des cocktails montés à l’envers,
- des ingrédients douteux au regard des recettes classiques,
- une philosophie très showbiz, loin du calme, précision et équilibre d’un vrai bon cocktail…
Mais c’est justement cette part de fantaisie qui fonctionne. Elle rend le monde du bar accessible, lumineux, festif. Et soyons honnêtes : qui ne s’est jamais surpris à vouloir jeter un citron en l’air avant de le presser dans un verre, histoire de faire « comme dans Cocktail » ?
Des bars inspirés, des carrières déclenchées
Après la sortie du film, une tendance explose : les écoles de bartending se multiplient aux États-Unis, puis en Europe. Des barmen amateurs ou confirmés citent Cocktail comme le déclencheur de leur vocation, ou du moins comme une étincelle dans leur parcours.
Des bars à thèmes tropicaux, flamboyants, font florès. À Paris, Londres, Berlin ou Barcelone, des établissements rendent hommage, parfois sous cape, au film culte en nommant un cocktail « Red Eye » (comme celui que boit Brian pour survivre aux lendemains de soirées) ou en imitant l’ambiance rythmée et dansante des scènes du Cell Block ou du Tropical.
Dans certains établissements, la flair bartending devient même une attraction quotidienne : le barman virevolte entre bouteilles et verres, au rythme de musiques électrisantes. Cocktail n’a peut-être pas créé cette mouvance, mais il lui a mis un bon coup de projecteur.
Et aujourd’hui ?
Plus de trente ans après sa sortie, Cocktail suscite toujours des débats. Kitsch ou culte ? Show ou savoir-faire ? Peut-être un peu des deux. Ce qui est certain, c’est que le film a laissé une empreinte indélébile dans la culture bar. Chaque fois que vous poussez la porte d’un bar à cocktails et qu’un barman vous accueille avec aisance et panache, il y a probablement au fond un petit clin d’œil à Brian Flanagan.
Et si vous voulez (re)voir le film, préparez un Red Eye ou, plus calmement, un bon vieux Daiquiri, asseyez-vous confortablement, et laissez-vous emporter par cet hommage (un peu trop) sucré aux rêves liquides, à l’amitié, et à l’art de faire de chaque verre un moment d’exception.
Après tout, comme disait Doug Coughlin : “Tout ce que tu veux, c’est au fond du verre.”