La Fée verte : retour d’un mythe
Longtemps interdite, souvent fantasmée, parfois redoutée, l’absinthe revient sur le devant de la scène gastronomique et mixologique avec la grâce d’un revenant au charisme intact. Ce n’est pas juste un spiritueux : c’est un chapitre entier de notre patrimoine liquide. Brice Delamotte, votre humble serviteur amateur de flacons ensorcelés, vous invite à plonger dans le vert tourbillon de la Fée… sans perdre la tête.
Une histoire d’interdits et de légendes
Qui d’autre qu’un breuvage baptisé « la Fée verte » pouvait autant enflammer les esprits ? Popularisée au XIXe siècle, l’absinthe est née en Suisse mais a conquis Paris, où elle connut son apogée à l’époque des cabarets, des cafés littéraires et des ateliers d’artistes. Verlaine, Rimbaud, Toulouse-Lautrec, Van Gogh… chacun avait sa manière de converser avec cette muse émeraude. Mais derrière son éclat mystique, la boisson était aussi accusée de provoquer folie, hallucinations et décadence.
En 1915, la France interdit l’absinthe, tout comme de nombreux autres pays européens. Trop de sulfureux souvenirs circulaient dans les verres. Les ligues de morale, lobbies viticoles — et les légendes urbaines — eurent sa peau. Mais la science a fini par démystifier cette « folie absinthique » : non, la thuyone présente dans l’absinthe ne rend pas fou aux doses consommées. Et voilà qu’un siècle plus tard, à la faveur de recherches historiques et d’un savoir-faire retrouvé, elle refait surface. Sereine. Fière. Inoubliable.
L’absinthe aujourd’hui : renaissance et savoir-faire
Depuis 2011, elle est de nouveau autorisée dans l’Union européenne sous certaines conditions (notamment une teneur faible en thuyone). Les distilleries artisanales françaises ont aussitôt répondu présentes, redonnant à l’absinthe ses lettres de noblesse.
À Pontarlier, berceau historique de sa production en France, les alambics cuivrés reprennent du service. On y redonne vie aux recettes d’antan à base d’anis vert, de fenouil doux, d’hysope, de mélisse… et bien sûr, de grande absinthe (Artemisia absinthium) — cette plante au cœur de la légende. Autant d’herbes qui infusent leur caractère dans une base d’alcool neutre avant d’être distillées avec précision.
La robe de l’absinthe varie du vert tendre au vert profond, parfois délicatement trouble. Quand elle n’est pas colorée naturellement par les plantes (et c’est ce que le puriste préfère), elle se décline aussi en version blanche, dite « bleue », une absinthe transparente qui gagne en complexité dans le verre.
Mais au fait, ça se boit comment, la fée ?
Pas question ici de boire cul sec. L’absinthe est une expérience sensorielle, un rituel à la fois lent et théâtral — autrement dit, parfait pour un dimanche pluvieux ou une veillée entre amis curieux.
À l’ancienne, on la déguste selon le protocole classique : versez une dose d’absinthe dans un verre, placez une cuillère ajourée au-dessus du verre, déposez un sucre sur la cuillère, puis versez lentement de l’eau glacée pour faire fondre le sucre et « troubler » l’absinthe. Magie des émulsions ! Le breuvage prend alors une teinte laiteuse, presque opalescente.
Cette opération n’est pas qu’un effet de style : le louchement révèle la richesse aromatique du spiritueux et adoucit la puissance de l’alcool (l’absinthe titrant souvent entre 55 et 72%). On la boit ainsi, en contemplant les volutes se mélanger, comme on lirait un poème d’Arthur Rimbaud au coin du feu.
L’absinthe en mixologie : au-delà du folklore
Longtemps absente des shakers, l’absinthe se réinvente également dans les cocktails. Elle y apporte cette touche herbacée, presque médicinale, qui réveille les palais endormis.
Quelques classiques à connaître :
- Sazerac : Un grand classique de la Nouvelle-Orléans. On tapisse l’intérieur du verre avec un trait d’absinthe, histoire de parfumer l’ensemble, puis on mélange whisky de seigle et sucre aromatisé au bitter. Élégance assurée.
- Corpse Reviver #2 : Mélange équilibré de gin, de triple sec, de Lillet blanc et d’un trait d’absinthe. Un cocktail vivifiant, comme son nom l’indique, destiné aux matins difficiles (ou aux lendemains d’haïku).
- Death in the Afternoon : Né de l’imagination turbulente d’Hemingway : absinthe + champagne. Un mariage dangereux, mais somptueux, à tester un jour de fête… et de repos le lendemain.
En mixologie moderne, on retrouvera également des sirops maison infusés à l’absinthe, ou encore des bitters subtils qui reprennent ses arômes sans en imposer toute la puissance. À consommer avec modération mais sans austérité.
Absinthe et gastronomie : l’amertume en cuisine
L’absinthe ne s’arrête pas au verre, elle entre aussi en cuisine. Pourquoi pas ? Son profil aromatique complexe — anis, herbes, épices — trouve de belles résonances dans des plats salés et des desserts bien choisis.
Quelques inspirations gourmandes :
- Filet de bar au beurre blanc à l’absinthe : L’amertume de la fée vient contrebalancer le gras fondant d’un beurre blanc. Un accord étonnamment subtil.
- Ganache chocolat noir & absinthe : L’intensité du cacao épouse la fraîcheur mentholée de la plante… un duo aussi audacieux qu’élégant.
- Granité absinthe-citron-menthe : Après un repas copieux, ce dessert glacé joue les détonateurs. Éveil garanti.
Et imaginez un fromage de chèvre frais légèrement nappé d’un filet d’absinthe réduite au sirop… On vous laisse tester et juger.
Portraits de distilleries passionnées
Derrière chaque bouteille d’absinthe artisanale se cache une passion, une histoire, souvent familiale, parfois poétique. Quelques noms à retenir :
- Distillerie Les Fils d’Emile Pernot (Pontarlier) : Depuis 1890, cette maison perpétue l’excellence de la distillation traditionnelle franc-comtoise. Leur « Vieux Pontarlier » est une référence appréciée pour sa finesse.
- La Fée Parisienne : Une marque pionnière du renouveau de l’absinthe en France dans les années 2000. Entre modernité et respect des traditions, elle offre une gamme étendue pour toutes les envies.
- Combier (Saumur) : C’est ici, à la distillerie fondée en 1834, que Gustave Eiffel conçut les alambics à absinthe désormais classés monument historique. Leur « Blanchette » séduit les amateurs débutants par sa rondeur plus accessible.
Ces producteurs ne font pas que raviver une tradition : ils la font évoluer, l’affinent, et la rendent accessible à une nouvelle génération de curieux du goût. Et c’est bien là toute la mission d’un spiritueux vivant.
Redécouvrir la Fée : quelques recommandations
Envie de mettre un pied (ou une lèvre) dans cet univers fascinant ? Voici quelques conseils pour une première rencontre réussie :
- Commencez léger : Optez pour une absinthe blanche ou une verte peu alcoolisée. La dégustation ne consiste pas à tester vos limites, mais vos papilles.
- Servez-la fraîche : L’eau doit être très froide, presque glacée. L’ajout de glace directement dans le verre est fortement déconseillé, sauf pour certains cocktails.
- Laissez infuser le moment : Comme un bon roman, l’absinthe ne se lit pas en diagonale. Prenez le temps, observez, respirez. La Fée vous le rendra bien.
Enfin, n’oubliez pas : l’absinthe, c’est un art plus qu’un produit. C’est l’histoire de la passion, de l’interdit, du retour assumé. Une Fée verte qui, loin de vouloir vous perdre dans les bois, vous tend la main pour une balade au pays des saveurs oubliées. Et entre nous, qui résisterait à une invitation pareille ?